Par Julien Terrié
De Brasília, le 16 juin 2007
« Réforme agraire, pour la justice sociale et la souveraineté populaire », c’est le slogan choisi par le Mouvement des sans-terre (MST) pour son Ve congrès national tenu du 11 au 15 juin 2007 à Brasília. « Justice sociale » en opposition aux politiques seulement compensatoires de Lula, et « souveraineté populaire » pour plus de démocratie, de souveraineté alimentaire et de luttes anti-impérialistes au Brésil. Dans le gymnase Nilson Nelson de Brasília, 17500 délégués, dont 40 % de femmes, toutes et tous élu(e)s par les militants des terres conquises ou encore en occupation par le MST, 181 invités internationaux représentants 21 organisations paysannes de 31 pays et ami(e)s de divers mouvements et entités sont venus discuter des futures tâches politiques du Mouvement et de son positionnement par rapport au gouvernement Lula.
Le seul mouvement qui a su obtenir des victoires significatives face au libéralisme (20 millions d’hectares conquis aux latifundistes en 22 ans de lutte pour la terre) se réunissait pour la première fois en congrès depuis l’élection de Lula. Jusque-là, le MST avait pris la position suivante : être en soutien au gouvernement Lula qui, dans la conjoncture brésilienne, a la place et le pouvoir d’être un gouvernement de dispute face à la classe dominante… L’analyse peut paraître un peu optimiste au vu de la teneur très libérale des deux dernières campagnes électorales de Lula, pourtant le MST a considéré que les premières années de gouvernement pétiste (du PT, Parti des travailleurs) contribueraient à l’accumulation de forces pour le Mouvement.
Les faits lui donnent raison. Une vague d’occupations massive en 2003 appelée « Avril rouge » a lancé dans la lutte pour la terre des familles encore hésitantes, la présence de Lula au sommet de l’État inspirant confiance dans la perspective d’une victoire possible.
Cette position politique a permis aussi de pacifier les relations avec le pouvoir (toujours très répressif contre les sans-terre) et le Mouvement s’est centré sur une tâche principale : la formation de cadres. Il faut noter qu’un pas énorme a été fait dans ce sens en ce qui concerne l’organisation interne du MST et ce congrès à la taille vertigineuse en est la preuve. La période coïncide aussi avec l’ouverture de l’École nationale Florestan-Fernandes (père de la sociologie brésilienne et militant pour la révolution socialiste au Brésil) à São Paulo, véritable usine de formation politique de masse. Le MST a formé, formé, formé… et des cadres politiques ont pu se libérer pour des tâches nécessitant une implication très importante. L’influence du Mouvement s’en est décuplée et on peut le mesurer à trois événements majeurs :
1. La contribution totale du MST à l’organisation du FSM de Porto Alegre en 2005 (jusque-là le MST participait aux forums alternatifs), avec la venue de Hugo Chavez et la conclusion d’accords bilatéraux MST/gouvernement vénézuélien dans le cadre de l’Alba (acronyme de l’Alternative bolivarienne pour l’Amérique latine, et alba en espagnol signifie « aube ») sur la formation en agronomie et le soutien politique et humain du MST au Frente nacional Ezequiel Zamora, mouvement pour la réforme agraire au Venezuela.
2. La marche pour la réforme agraire de mai 2005. 12000 sans-terre ont marché sur 300 kilomètres pour demander à Lula l’application de sa promesse d’installation de 400000 familles sans terre (85000 en réalité aujourd’hui, selon le MST)
3. Enfin, ce Ve congrès du MST, le plus gros congrès jamais organisé par un mouvement social au Brésil. Avec un niveau politique et quantité d’activités parallèles (culturelles, échanges internationaux, école itinérante, congrès de 1500 jeunes sans terre) qui confirme le statut de force politique majeure du MST.
La position light du MST permettait aussi, même si la dérive libérale de Lula était déjà prévisible et prévue par le Mouvement, de juger le gouvernement sur ses actes, ce qui a facilité l’adhésion de la base des Sans-Terre (très favorable à Lula comme la majorité des pauvres Brésiliens) aux nouvelles thèses du MST.
Caractérisation du gouvernement Lula
Le lundi 11 juin, Marina dos Santos (membre de la direction nationale du MST) ouvre le Ve congrès national du MST par un discours qui prend aux tripes les 20000 personnes assises et donne tout de suite le la : « Notre Ve congrès doit être une date dans l’histoire de la classe travailleuse. Une date dans la lutte contre l’impérialisme, une date dans la lutte contre les politiques néolibérales de ce gouvernement, une date dans la lutte pour une loi limitant la taille des propriétés et une affirmation de l’apprentissage de Florestan Fernandes : ne pas se laisser coopter, ne pas se laisser détruire et obtenir des conquêtes pour le peuple. »
Le congrès prend rapidement ses marques et les misticas1 gigantesques avec parfois plus d’un millier de personnes représentent la lutte et les espoirs des sans-terre. Certaines vous tirent même des larmes, impossible de résister, même pour les plus rudes des participants, à cette matérialisation des rêves des militants de cette organisation.
Entre émotion et haut niveau d’interventions politiques, la nouvelle position politique du MST s’est déclinée tout le long du congrès. « Quelle serait notre position si le président que nous avions soutenu empêchait la réforme agraire, s’il donnait la gestion de la banque centrale du Brésil à l’ancien président de la banque de Boston, s’il soutenait notre pire ennemi l’agrobusiness qui détruit l’environnement et exploite les travailleurs ruraux, s’il participait à l’attaque impérialiste contre Haïti, s’il privatisait les richesses du peuple brésilien ? […] Nous devons aujourd’hui résister à toutes les formes de capitalisme et lutter contre ceux qui nous les imposent », a déclaré Gilmar Mauro, membre de la direction nationale du MST pendant le débat sur l’analyse de conjoncture.
Pour la première fois, le Mouvement juge non seulement que le gouvernement Lula n’a pas pris l’espace qu’il avait pour transformer la société brésilienne, mais qu’il accompagne l’implantation du libéralisme au Brésil.
Au cours de l’analyse de conjoncture, le Mouvement a laissé une partie de l’introduction à Nalu Faria, seule membre du PT étant intervenue dans les débats du congrès. Elle a défendu la thèse gouvernementale, affirmant que le niveau de vie s’est amélioré avec Lula et que les réformes prévues (grands travaux, réforme syndicale et réforme de la sécurité sociale – toutes rejetées massivement par les mouvements sociaux) allaient dans le sens du progrès social au Brésil. Inutile de dire qu’elle a été courtoisement remuée par les délégués sans terre déjà convaincus par l’accusation nécessaire du gouvernement Lula.
Réforme agraire, réforme transitoire
João Pedro Stedile a fait la démonstration de l’impasse de la réforme agraire dans le cadre actuel. Le soutien de Lula à l’agrobusiness est la conséquence de sa capitulation face au libéralisme. « L’agrobusiness est le mariage entre les multinationales omnipotentes sur l’ensemble du marché agricole et les capitalistes agricoles brésiliens », a-t-il insisté. Dans ce cadre-là, la culture la plus rentable est la monoculture avec le moins de main-d’œuvre possible et garantissant une ouverture sur le marché mondial (soja, canne à sucre), cela étant aggravé par la perspective du développement des agrocombustibles (que le MST refuse d’appeler « biocarburants »).
À la fin de la dictature, le capitalisme industriel aurait eu besoin des paysans, donc d’une réforme agraire pour assurer la production des matières premières et alimenter le marché intérieur, mais les dirigeants de la « redémocratisation » à partir de 1988 n’ont pas appliqué la réforme agraire inscrite dans la Constitution, tout simplement parce qu’ils étaient eux-mêmes grands propriétaires terriens. Le nouveau modèle d’agrobusiness initié par Cardoso (l’ancien président) et promu par Lula à l’avantage pour la classe dominante de ne pas avoir besoin de paysans. D’où, d’après João Pedro Stedile, l’impossibilité de l’application de la réforme agraire dans le cadre actuel et l’appel du MST à unir toutes les forces sociales brésiliennes pour construire un projet populaire, dans le cadre de l’Assembleia Popular2. Le but de ce front unique est la recherche de la transformation socialiste, chemin emprunté par d’autres peuples latino-américains (Cuba, Venezuela, Bolivie, Équateur), ce qui en fait une perspective pouvant mettre en mouvement des pans entiers de la société brésilienne. La réforme agraire est bien vue par le MST comme une réforme transitoire, irréalisable dans le système actuel.
Marche vers le palais présidentiel
Le jeudi 14 juin, sous la chaleur sèche et le soleil rasant d’un après-midi au cœur du continent Brésil, les délégués du congrès, accompagnés des militants des alentours, ont occupé de presque tout son long l’Avenida principal… 25000 personnes se sont retrouvées et ont avancé vers le palacio do Planalto (palais présidentiel) toujours à la façon « sans terre », marchant sur quatre files pour faire un effet de masse et montrer sans besoin de discours que ce mouvement est très, très bien organisé. En marchant avec eux, on a pu entendre « Lula, nous allons faire la réforme agraire que tu as promis ! », « Impérialisme, attention, la révolution approche » ou encore « Bush, Lula hors d’Haïti ! ».
Devant chaque ministère, tous alignés le long de la route, l’orateur du camion sono (piqué à un groupe de carnaval) fustige les projets et réformes du gouvernement Lula. Une longue tirade est prononcée devant le ministère de l’agriculture : « Nous accusons le ministère de l’agriculture de favoriser un modèle de mort : l’agrobusiness, d’épuiser nos terres par la monoculture, d’exploiter les travailleurs ruraux et d’affamer notre peuple. »
Le cortège atypique et impressionnant amène finalement les délégations de chaque État brésilien sur la place des trois pouvoirs, juste devant le palais présidentiel, l’Assemblée et le Sénat. Une banderole est dépliée devant les caméras : « Nous accusons les trois pouvoirs d’empêcher la réforme agraire»… Voilà montrée, aux yeux du monde, la nouvelle position du Mouvement des sans-terre.
Le MST a toujours joué un rôle central dans la recomposition des mouvements sociaux, et le dynamisme de la lutte des classes au Brésil ces vingt dernières années. Son nouveau positionnement face au gouvernement Lula va considérablement influencer les autres mouvements sociaux et doper d’espérance l’Assembleia Popular qui est l’organe le plus crédible pour organiser la contre-offensive. Au niveau politique, une partie du PC do B (Parti communiste du Brésil) et le PSOL (Parti Socialisme et Liberté), invité au congrès en la personne de Plínio Arruda Sampaio excusé mais relayé par João Alfredo, deviennent des partenaires politiques importants pour l’avenir. Mais comme dit le MST dans la carte finale du congrès : « Les vraies transformations sont obtenues par le peuple organisé, nous nous engageons à ne jamais perdre l’espérance… » On y croit toujours avec eux !
Notes:
1. Représentations théâtrales arrangées quelques heures avant toute activité du MST. Elles sont toujours liées au thème du débat et sont généralement pleines de métaphores tirées de la culture populaire brésilienne.
2. Le MST a manifesté officiellement sa volonté de créer cette union de l’Assemblée populaire – avec l’Intersyndicale, la Conlutas, les pastorales liées à la théologie de la libération critique envers le gouvernement. C’est un signe fort car il intervenait jusque-là de façon privilégiée dans la Centrale des mouvements sociaux (CMS) avec, par exemple, des secteurs de la CUT (Centrale unique des travailleurs) inféodés au gouvernement.
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